> Nucléaire : L'impossible chiffrage du coût de l'après-nucléaire

Publié le par enerli

 

09.11.2011 - Cet article est extrait d'un hors-série du Monde, "Nucléaire : la situation après Fukushima - l'exception française - la transition énergétique", qui sera disponible le 24 novembre. 

 

La question semble facile à formuler : "Combien coûterait à la France une sortie du nucléaire ?" Mais y répondre précisément et avec certitude relève d'une mission impossible. Aujourd'hui, l'atome fournit à l'Hexagone 74 % de son électricité. Si ce credo dans le tout-nucléaire a bénéficié pendant plus de trente ans d'un large consensus, la catastrophe de Fukushima a réveillé les calculettes. Mais elles ont de quoi s'affoler.


Il ne suffit pas de proclamer la " sortie du nucléaire ", encore faut-il, comme on le rappelle au ministère français de l'énergie :


- dire par quoi on le remplace ;

- préciser le futur prix de l'électricité ;

- expliquer comment la sécurité d'approvisionnement du pays sera assurée ;

- indiquer quelles énergies (fossiles ou renouvelables) seront privilégiées pour remplacer l'atome ;

- définir l'impact de ces choix sur la politique de lutte contre le réchauffement climatique…

 

Bref, l'équation est à multiples paramètres. Sans préjuger de la qualité des exercices de prévisions à vingt ou trente ans, la tâche pourrait ne pas être insurmontable si une condition majeure était remplie : l'accès et la transparence des données. Un préalable qui fait beaucoup sourire Marie-Hélène Labbé, maître de conférences à l'Institut d'études politiques de Paris, qui a publié Le Nucléaire à la dérive (Editions Frison-Roche, 2011) :

 

"Je ne suis pas hostile à la filière nucléaire française, je suis hostile à son opacité. Regardez les projections qui circulent aujourd'hui sur la sortie de l'atome. Les pro-nucléaires présentent des chiffres rédhibitoires qui incitent à refermer tout de suite le dossier, tandis que les 'anti' avancent des résultats plutôt avantageux pour notre économie. Quant aux personnes indépendantes, elles se heurtent à la loi du silence… "


Qui peut ainsi oublier que le rapport sur "l'évolution du nucléaire civil à l'horizon 2030", commandé en octobre 2009 par Nicolas Sarkozy à François Roussely, ex-PDG d'EDF, avait été estampillé secret défense ?

 

Les économistes qui travaillent sur la question de la sortie du nucléaire réfléchissent en termes de coûts et bénéfices :

 

- quels seront les prix à venir des autres énergies (pétrole, gaz, renouvelables…) ?

- quelles subventions seront nécessaires pour donner un coup de pouce au solaire ou à l'éolien ? Etc.


L'exercice est périlleux car il demande d'anticiper à vingt ou trente ans les tendances du marché mondial de l'énergie, où la concurrence est rude. Tout cela au regard évidemment du coût du nucléaire en France. Or sur ce point, au-delà des simples prévisions, il semble très difficile  de disposer de données fiables.


Mi-septembre, le ministère de l'industrie a pourtant lancé le chiffre de 750 milliards d'euros pour évaluer le coût de la sortie du nucléaire en France. D'où vient-il ? D'une simple règle de trois (!!!...), rendue possible en s'inspirant du cas de l'Allemagne. Après Fukushima, Berlin a en effet décidé d'abandonner le nucléaire d'ici à 2022, énergie à l'origine, aujourd'hui, de 22 % de la production d'électricité du pays.

 

"L'équivalent allemand de notre Caisse des dépôts, la KfW, estime la facture de ce désengagement à 250 milliards d'euros. Ce chiffre inclut les investissements nécessaires à la création de nouvelles capacités de production (centrales à charbon, énergies renouvelables, etc.), la hausse des importations d'électricité ou encore le démantèlement des installations existantes", argumente-t-on au ministère.


La suite est une opération mathématique des plus faciles : l'Allemagne arrête ses dix-sept réacteurs pour 250 milliards d'euros. Pour la France, qui en compte cinquante-huit, c'est au minimum trois fois plus, soit 750 milliards d'euros. Un résultat que Bernard Bigot, haut-commissaire à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), estime être un minimum, dans un entretien au Figaro (22 septembre). Le scientifique explique par conséquent que "sans le nucléaire, la facture énergétique de la France exploserait".


PRENDRE EN COMPTE LES RÉAJUSTEMENTS

 

Cette règle de trois a pourtant du mal à convaincre les spécialistes, qui soulignent la fragilité des chiffres de la filière industrielle. Celle-ci a décidé d'ailleurs de faire entendre sa voix en direct. Le 7 novembre, l'Union française de l'électricité, à laquelle appartiennent EDF et GDF Suez, a indiqué que ramener à 50 % la part du nucléaire en France d'ici à 2030 – proposition défendue par François Hollande, le candidat du parti socialiste à la présidentielle, mais à l'échéance de 2025 – nécessiterait des investissements supplémentaires de 60 milliards d'euros. En conséquence, insiste l'UFE, la facture des particuliers augmenterait de 50% en vingt ans.


Inquiet que cet "avertissement" du syndicat patronal ne suffise pas, Henri Proglio, PDG d'EDF, a déclaré, mercredi 9 novembre, dans un entretien au Parisien-Aujourd'hui en France, que sortir du nucléaire signifierait "mettre un million d'emplois en péril et nécessiterait d'investir 400 milliards d'euros pour remplacer les centrales".

 

Impossible pour autant de vérifier tous ces chiffres qui diffèrent d'une source à l'autre…


L'inventaire des " réajustements " du coût réel de l'atome français donne en effet le vertige. Dans un sens (coût de son prolongement) comme dans l'autre (coût de son arrêt).

 

Les cinquante-huit réacteurs français devront être révisés dans les dix années à venir. EDF, leur exploitant, a d'abord évoqué, rappelle Jacques Percebois, économiste spécialiste de l'énergie, un prix de 400 millions d'euros par réacteur (soit 23,2 milliards). Fin 2010, ce montant a été réévalué à 600 millions (donc 34,8 milliards). Mais il faudra compter désormais sur les demandes de l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) destinées à renforcer la sécurité des centrales après Fukushima, où l'improbable s'est pourtant produit. Cette démarche engendrera nécessairement un surcoût.

 

Comment ne pas prendre aussi en compte, si l'on continue à réfléchir en termes de prolongement du parc français, le dérapage d'ores et déjà constaté des réacteurs de troisième génération, à l'instar de l'EPR de Flamanville dans le département de la Manche ? Son démarrage prévu en 2012 aura finalement quatre ans de retard et son coût a été réévalué de 4 à 6 milliards d'euros.

 

Il faut aussi penser au stockage des déchets radioactifs liés à la marche ancienne et à venir des centrales. En janvier 2006, le rapport de la Commission nationale d'évaluation relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs (CNE) chiffrait à 15 milliards d'euros les frais pour l'enfouissement souterrain des déchets les plus dangereux. Un montant aujourd'hui révisé à la hausse : 35 milliards d'euros. Où se situe la vérité ? Entre les deux, répondent certains experts, qui du coup s'inquiètent de cette dérive pour les déchets du futur.


Autre pomme de discorde, qui touche cette fois-ci à la question de l'arrêt de la filière : le démantèlement des centrales. Quel sera le poids financier réel de la déconstruction ? En 2005, un rapport de la Cour des comptes avait estimé ce coût à 23,5 milliards d'euros. Comment être sûr que ce montant reflète la réalité d'aujourd'hui ?

 

Et ce, même si les experts de la Cour avaient déjà largement réajusté les données dont ils disposaient. Ils avaient, par exemple, indiqué que le démantèlement de la centrale bretonne de Brennilis, à l'arrêt depuis 1985, allait se chiffrer à 482 millions d'euros contre le faible montant prévu en 1979, équivalant environ à 20 millions d'euros, selon Marie-Hélène Labbé.

 

Ces chiffres restent in fine invérifiables. Et pas uniquement en France, à en croire le cabinet international spécialisé en énergie SIA Conseil. Aux Etats-Unis, l'autorité de sûreté nucléaire américaine estime à 210 millions d'euros la déconstruction d'un réacteur, les Britanniques tablent sur un coût dix fois supérieur. Tout dépend, répondent en chœur les spécialistes, du type de réacteur. Retour alors à la case technique, difficilement accessible aux non-spécialistes.

 

UN AUDIT ATTENDU DE LA FILIÈRE

 

Les entreprises mettent aussi en avant, en cas d'arrêt du nucléaire, la menace qui pèserait sur les emplois. Areva a ainsi demandé au cabinet Pricewaterhouse Coopers d'évaluer "le poids socio-économique de l'électronucléaire en France". Le diagnostic, "établi en toute indépendance", comme l'affirme l'un des consultants du cabinet, est loin d'être anodin : la filière représenterait au total 410 000 emplois (directs et indirects), 450 entreprises spécialisées et la création de valeur de plus de 12 milliards d'euros en 2009, soit 0,7 % du produit intérieur brut (PIB) français.


Là encore des chiffres qu'il faudrait vérifier, mais aussi mettre en balance avec la création future de 600 000 emplois que le gouvernement espère de la croissance verte et du développement des énergies renouvelables.


Une lueur pointe néanmoins dans ce brouillard généralisé : la parution début 2012 d'un nouveau rapport de la Cour des comptes qui sera un audit de la filière électronucléaire et de ses coûts réels. Une concession que Nicolas Sarkozy a dû faire aux ONG lorsqu'il les a reçues, début mai à l'Elysée, pour évoquer les conséquences de la catastrophe de Fukushima. Celles-ci avaient porté le message que les chiffres étaient trop opaques et certainement sous-estimés.


Src : Marie-Béatrice BAUDET du 09 novembre 2011 © LE MONDE

 

Publié dans ENERGIE : NUCLEAIRE

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