> Nucléaire : Déchets, crise entre EDF, l'Andra et l'ASN

Publié le par enerli

 

« Une crise », admet Marie-Claude Dupuis, la directrice générale de l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs). Violente au point d’exiger une « médiation conduite par la Direction générale énergie climat (DGEC) du ministère de l’environnement », précise André-Claude Lacoste, le président de l’Autorité de Sûreté Nucléaire.

 

Et même un « rappel à la loi » du 28 juin 2006, assènent de concert les deux députés Claude Birraux (UMP) et Christian Bataille (PS), spécialistes du nucléaire. Ce dernier regrettant « les effets délétères, sur le processus encore fragile de création du stockage des déclarations médiatiques de certains producteurs ».

 

Un rappel à la loi ?

 

Bigre. Mais à quels délinquants cette menace est-elle adressée? « Aux producteurs de déchets », répondent, sans plus de précisions députés et directeur de l’ASN. Mais en privé entre Areva, le CEA et EDF, c’est le producteur d’électricité qui est la cible, et avec un vocabulaire que le « off » des propos interdit de répéter mais qui laisse pantois.(photo à droite Marie-Claude Dupuis, Andra)

 

La raison de cette crise? Le stockage des déchets issus des combustibles nucléaires se précise. Au terme d'une très longue histoire. En 1991, la loi dite " Bataille " organisait plusieurs voies de recherche plus complémentaires qu'alternatives (séparation et transmutation, stockage réversible en profondeur, entreposage en surface).

 

En 2005, l'Andra avait remis un épais dossier sur le deuxième axe, le stockage géologique. Sur cette base et après avis de l'Autorité de Sûreté Nucléaire et de la Commission nationale d'évaluation (lire ici son rapport en particulier les pages 70 et 71), ce processus a débouché sur le vote de la loi de 2006 (dite Birraux). Une loi fondée sur une acceptation de la démonstration de la faisabilité scientifique d'un tel stockage dans la couche d'argile situé vers -500 mètres à la frontière entre la Meuse et la Haute Marne et organisant la suite du processus.

 

Le calendrier actuellement envisagé par la loi suppose qu'une demande d’autorisation serait déposée en 2015. En cas de réponse positive le creusement des accès et galeries principales pourrait avoir lieu entre 2017 et 2025. Les premiers colis de déchets - de moyenne activité (des métaux irradiés) - pourraient arriver en 2025.

 

Ce calendrier technique et réglementaire revient à déclencher le compte à rebours des provisions dans les comptes d’EDF. Ainsi, l’électricien vient de dédier 50% de ses parts dans RTE (sa filiale du réseau haute tension) au démantèlement des centrales et au stockage des déchets. D’où la question, « ce stockage, il va coûter combien ? »

 

C’est là qu’EDF avoue - dans un entretien dont elle a exigé qu’il soit « off » - un manque  « d’anticipation ». Alors que l’Andra accumulait les résultats de son laboratoire souterrain de Bure (Meuse), EDF se souciait peu du sujet. Or, la démarche très prudente de l’Andra - ne proposer que des solutions validées par des tests proches de la réalité finale - et celle de l’ASN « n’autoriser que ce qui a été démontré », insiste Lacoste - ne pouvait que déboucher sur des chiffres en hausse par rapport aux estimations initiales.

 

Ces estimations, aux conditions économiques de 2002, tournaient autour de 15 milliards. Leur seule mise à jour (inflation et prix des matériaux) les monte à 20 milliards en 2010. Pourquoi alors, ce chiffre de 35 milliards, brusquement apparu dans la presse, dont personne n’avoue être responsable de la fuite ?

 

A EDF, on jure ses grands dieux que jamais, oh jamais, on n’aurait fait une chose pareille. Alors que ses responsables ont présenté une sorte de contre-projet, une «idée» d’architecture de stockage et de mode de creusement qui permettrait de descendre la facture à… 15 milliards. (A droite concept actuel de l'architecture du stockage, on peut trouver plus de détails et une documentation ici).

 

Jusque là, tout pouvait se discuter, au calme et entre responsables. Mais c’est alors « la crise ». Provoquée par des « attaques contre l’Andra » - dixit Lacoste - via la fuite des 35 milliards. Mais aussi par la tentative de s’imposer en interlocuteur direct de l’ASN - affirme l’ASN, mais dément EDF - pour l’architecture du stockage alors que la loi confie à l’Andra la responsabilité de le « concevoir, réaliser, exploiter ».

 

Une faute d’ailleurs partagée par Areva, puisque son représentant, Denis Hugelmann est allé expliquer aux députés que « L’Andra ne disposant pas des compétences nécessaires, il convenait d’associer dès à présent les industriels du secteur au projet (de stockage ndlr), en écartant tout appel à des entreprises tierces au travers d’un appel d’offre ouvert ».(Lire ici le tome 2 du rapport des parlementaires, ce passage de l'audition de Denis Hugelmann est page 57, le tome 1 du rapport est là).

 

Halte-là, rétorque Pierre-Franck Chevet, directeur général à la DGEC, devant les députés, jugeant « prématurée la volonté d’implication des producteur s», même si « leur avis » doit être mieux pris en compte. Plus virulents, les deux députés écrivent : « s’agissant d’une mission de service public, celle-ci ne saurait […] être confiée à des sociétés avant tout intéressées à maximiser leurs profits et susceptibles de passer, à terme, sous contrôle privé ». Il est à cet égard intéressant de noter que le député Claude Birraux, pourtant UMP, n'a pas voté la loi NOME (Nouvelle organisation du marché de l'électricité).

 

« Incompétents ?, c’est genti l », ironise Marie-Claude Dupuis, soutenue dans cette crise par l’ASN et le Parlement. Elle souligne qu’elle vient de débaucher du CEA Alain Harman, très expérimenté (58 ans), pour prendre la tête du projet désormais baptisé Cigeo (Centre industriel de stockage géologique). Et rétorque « la procédure par appel d’offre est une obligation légale… mais rien n’interdit à Areva d’y répondre, seule ou avec d’autres industriels ».

 

Marie-Claude Dupuis finit par dire que ce chiffre de 35 milliards « fait partie » de ceux qui ont été « en discussion » à l’Andra. Et en précise la nature : « c’est un chiffre tout compris d’ici 2125 : réalisation du stockage, exploitation, fermeture, surveillance, démantèlement des installations de surface et même les impôts et taxes sur cette durée. »

 

Et de lancer la flèche du Parthe : « c’est environ 1% du prix de l’électricité, pour les déchets actuels plus ceux de 40 ans à venir d’exploitation du parc d’EDF ».

 

Certes, mais est-il ferme ? Exagéré ? Susceptible de varier… A ces questions, Marie-Claude Dupuis répond qu’il ne faut pas être trop pressé. Et souligne, un brin perfide, que « toutes les solutions d’optimisation économique du contre-projet d’EDF sont des pistes techniques que l’Andra avait déjà identifiées ».

 

Cette crise comporte une dimension technique. Pour creuser un stockage souterrain, plusieurs technologies sont possibles. Les plus rapides et moins coûteuses font appel à des tunneliers dit « full face », qui attaquent la roche sur toute la surface de la future galerie, et déposent dans la foulée un soutènement sur les parois.

 

Or, à Bure, les mineurs ont utilisé une machine à « attaque ponctuelle », un bras articulé au bout duquel une roue armée de picots creuse la roche sur une petite surface. Ce type de creusement, moins rapide, n’altère pas les capacités de confinement de la radioactivité de la roche ont montré les études du laboratoire souterrain.

 

En revanche, le creusement et le soutènement rapide, par tunnelier, n’a pas été démontré. Et ne le sera que partiellement au laboratoire (j'y ai vu la galerie où un petit tunnelier va être monté puis testé) puisque la capacité d'évacuation des gravats est limité à un creusement de 2 mètres par jour. Peut-on, alors, le proposer à autorisation par l’ASN ?

 

Une visite au laboratoire souterrain de Bure permet de relativiser ce dilemme. Jacques Delay, le responsable scientifique du labo, en est persuadé : « on utilisera les deux techniques, puisque le tunnelier ne peut pas virer rapidement ».

 

L’autre point décisif de conflit relève d’un jeu d’acteurs sociaux. C’est l’Andra qui va « exploiter » le stockage, souligne sa directrice générale. Logique, donc, qu’elle favorise les architectures les plus sûres. Alors qu’EDF, payeur mais pas exploitant, va favoriser une architecture moins chère. Tout cela rejaillit sur le kilométrage des galeries ou le nombre de « descenderies », les rampes d’accès depuis la surface.

 

Ce jeu sera arbitré d’abord par l’Autorité de Sûreté Nucléiare qui jugera l’architecture proposée en terme de sûreté. Puis par le gouvernement qui, selon la loi, « fixera » le prix du stockage. Surtout, si certains choix faits au début des opérations sont irréversibles en termes de coûts, « il n’y aura pas d’autorisation unique, mais une succession d’autorisations qui pourront tenir compte de progrès permettant de diminuer les coûts », estime Lacoste.

 

Comme le stockage des déchets vitrifiés pourrait « ne commencer qu’en 2080 » (pour leur laisser le temps de refroidir afin de satisfaire aux exigences des scientifiques : pas plus de 100°C sur la paroi rocheuse), estime Marie-Claude Dupuis, pourquoi se précipiter ?


L’intérêt d’EDF est certes d’aller vite, tant pour creuser que pour avoir un prix fixé définitivement, le plus bas possible. L’avoir défendu de manière aussi virulente risque toutefois de fragiliser la démarche de l’Andra, de l’ASN et du Parlement, faite de prudence technique, mais qui vise aussi le renforcement progressif de l’acceptation, locale et nationale, de cette solution de gestion des déchets nucléaires.

 

Je me suis rendu (une nouvelle fois) au laboratoire souterrain de Bure pour voir où en sont les travaux. Un laboratoire souterrain creusé dans une couche d’argile, sur la commune de Bure (Meuse), à 500 mètres sous terre, opérationnel depuis 2005. C’est là que la « faisabilité scientifique », explique Jacques Delay, hydro-géologue de l’Andra et responsable des expériences scientifiques, du confinement à très long terme de ces déchets nucléaires par la couche d’argile à été démontré. « Ici, m'a t-il affirmé,on teste en grandeur réelle des alvéoles similaires à celles qui seront creusées pour stocker les déchets nucléaires les plus radioactifs, les produits de fission vitrifiés à La Hague ».

 

Dans ses galeries qui s'étendent aujourd'hui sur plusieurs centaines de mètres, l’Andra teste des techniques (creusement, scellements des ouvertures, alvéoles...) qui seront utilisées pour le stockage, prévu à quelques kilomètres de là. En surface, un hall permet de voir quelques unes des machines, conteneurs et techniques testés pour la manutention des colis radioactifs. On y voit des reproductions de colis de déchets de moyenne activité (comme les emballages métalliques du combustible nucléaires) qui seront regroupés dans des surconteneurs en béton et stockés dans des tunnels de 400 m de long et 9 m de diamètre.

 

Ces études techniques ont de lourdes conséquences financières. Parmi les paramètres principaux du coût du stockage figure la longueur des alvéoles qui vont héberger les déchets les plus radioactifs. Plus les alvéoles seront longues, et plus les galeries d’accès seront courtes... diminuant ainsi le coût.

 

Or, si les 40 mètres de longueur sont en cours de démonstration - Jacques Delay fait visiter différentes expériences à ce sujet - et si tout le monde espère que les 100 m seront possibles, l’ASN autorisera t-elle une telle longueur avant démonstration ? Ce n’est pas évident... mais en voulant " forcer " le système à décider avant l'heure, à précipiter des décisions certes possibles mais dont il faut soigneusement vérifier qu'elles satisfont les exigences de sûreté et de sécurité, ce qui est la seule manière raisonnable d'aborder le sujet au plan technique, mais surtout d'obtenir le niveau d'acceptation par les populations comme par le Parlement nécessaire à la réussite du projet.

 

Dans toute cette affaire, il semble de plus en plus évident qu'EDF ou Areva négligent ce volet du dossier. C'est là une attitude dangereuse, dont on a vu les conséquences dans le passé, avec l'abandon de la piste du granit sans plus de recherche... même si à posteriori l'argile a été considérée comme la meilleure solution.

 

La crise qui vient de se dérouler sera t-elle, aussi de ce point de vue, « salutaire », comme l'estime Marie-Claude Dupuis au regard des discussions menées sous l'égide de la Direction générale énergie climat ?

 

Les chiffres clés du projet actuel (inventaire plus 40 ans d’exploitation des centrales nucléaires) :

 

- Déchets HAVL (haute activité et vie longue, les produits de fission et les actinides mineurs

  vitrifiés à La Hague) : 8.000 m3 (soit l'inventaire actuel plus 40 ans de fonctionnement des centrales

  nucléaires d'EDF).

- Déchets MAVL (moyenne activité et vie longue) : 70.000 m3. Paradoxe : les premiers prennent

  beaucoup plus de place, car il faut les éloigner les uns des autres en raison de la chaleur dégagée.

- Puits : 4. Descenderies : 2 sur 5 km. Galeries: 100 km. Alvéoles HAVL : 200 km. Alvéoles

  MAVL : 20 km Emprise total en sous-sol 15 km2.

 

Pour un retour historique, voici quelques articles publié dans Libération par Sylvestre HUET ces dernières années (par ordre chronologique) :

 

- un article de 2002 sur la problématique d'ensemble

- Une présentation du rapport 2002 de la Commission nationale d'évaluation.

- un article de 2003 sur le retard prévisible du laboratoire souterrain.

- un article de 2003 sur une étude parue dans Nature sur la capacité de confinement d'une couche d'argile.

- un article de 2004 sur l'inventaire des déchets radioactifs.

- un reportage à Bure en janvier 2005.

- en 2005 la Cour des Comptes s'inquiète des provisions faites pour financer le stockage des déchets.

- en mars 2005, le rapport parlementaire, et le coupe de gueule de S.HUET contre le retard du

  gouvernement à nommer un président à l'ANDRA.

- en 2006 le début du débat public (CNDP) sur les déchets radioactifs, un autre sur le même

  sujet... et un troisième sur sa conclusion.

- un résumé hyper lapidaire des arguments des pros et antis nucléaires en 2006.

- un reportage au laboratoire souterrain en 2006.

- l'avis des experts de la Commission nationale d'évaluation avant le vote de la loi de 2006.

- le vote de la loi sur la sûreté nucléaire, instituant l'ASN comme autorité indépendante.

- le vote de la loi Birraux sur les déchets nucléaires.

- un commentaire sur la "parlementarisation" du nucléaire.

- la présentation du dernier rapport de l'Opecst sur les déchets nucléaires.

 

Src : Sylvestre HUET du 24 février 2011 © LIBERATION

Publié dans ENERGIE : NUCLEAIRE

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